© Félix Bonfils
Une brève histoire des photographies de ruines | 2016
Depuis la présentation du daguerréotype1 par François Arago2 à la chambre des députés le 3 juillet 1839, le procédé photographique a toujours été lié aux ruines. En effet, dans son allocution, Arago expliquait comment la photographie aurait pu aisément remplacer des « légions de dessinateurs »3 lors de la mission en Égypte entreprise par Napoléon, et insiste réellement sur le fait que ce procédé serait « un immense service rendu au domaine des arts »4. Un peu plus d’une dizaine d’années plus tard, en 1851, les propos d’Arago s’illustrent finalement dans la célèbre mission héliographique5 réalisée par la Commission des Monuments Historiques : mission qui consista à inventorier sous forme de photographies les monuments historiques de la nation française. À l’époque, le cadrage centré et distancié, la sécheresse de composition et la frontalité du motif, étaient autant de caractéristiques qui n’avaient de cesse de rappeler à la photographie, « son véritable devoir, qui est d’être la servante des arts et des lettres »6. Remarquée pour sa capacité à reproduire avec exactitude les objets du réel, la photographie fut ainsi rapidement adoptée par les archéologues et les historiens qui avaient perçu dans ce médium un instrument particulièrement utile pour leurs travaux. Le professeur d’histoire de l’art Émile Mâle s’était d’ailleurs réjouit de cette découverte et avait déclaré : « La photographie a affranchi en partie l’œuvre d’art de fatalités qui pèsent sur elle, de la distance, de l’immobilité »7. La seconde moitié du XIXe siècle vit ainsi germer un grand nombre de maisons d’éditions photographiques8 destinées à la reproduction des œuvres d’art, des sites archéologiques et de leurs vestiges. Mais malgré la prédominance de cette photographie de type « documentaire », était apparue en même temps une photographie « artistique » qui, de son côté, ne se souciait guère de l’exactitude des formes et de la valeur scientifique de l’image. Seulement, à cette époque il restait un long chemin avant qu’elle soit légitimée en tant qu’art à part entière auprès des grandes institutions. Un siècle plus tard c’est chose faite. Alors, quand au lendemain la Seconde Guerre Mondiale, certains photographes perpétuent le thème de la ruine, ils ne proposent plus une photographie servile ne consistant qu’à imager, mais une photographie s’ouvrant à l’imaginaire, considérée œuvre d’art.
Parmi les artistes photographes d’après la Seconde Guerre Mondiale dont l’œuvre gravite autour du thème de la ruine se trouvent des noms célèbres comme les Becher, avec leurs travaux sérielles sur les vestiges de l’ère industrielle, Stéphane Couturier, avec ses images qui mélangent démolition, réhabilitation et construction, ou encore Éric Rondepierre9, qui s’en prend cette fois-ci à la ruine de l’image, avec la corrosion de la pellicule photographique et cinématographique, en traquant leurs « fantômes » (images subliminales imprimées sur la pellicule du film, que l’œil n’a pas le temps de percevoir) (Précis de décomposition (1993-1995)). En outre, à cette production déjà vaste et hétéroclite s’ajoute aujourd’hui celle volumineuse issue du Ruin-porn. Bien qu’il soit difficile de savoir de qui parler et qui laisser de coté dans cette masse nébuleuse de photographes de ruines, certaines figures commencent à ressortir comme le duo français Yves marchand & Romain Meffre10, le photographe allemand Mathias Haker, ou encore le photographe aventurier franco-belge Sylvain Margaine11.
P O L I P H I L E s’inscrit ainsi dans cette large histoire.
[1] Daguerréotype : procédé photographique mis au point par Louis Daguerre (1787-1851). Il produit une image sans négatif sur une surface d'argent pur, polie comme un miroir, exposée directement à la lumière.
[2] François Arago (1786-1853) : homme politique à qui l’on doit l’abolition de l’esclavage, député de la monarchie de Juillet et de la Deuxième République, physicien, découvreur, entre autre, de l’aimantation, se fit le soutien du procédé de Daguerre auprès du gouvernement. Il entrevit la particularité médiatique de la future « photographie » qui permettait à chacun de pratiquer le procédé ; il œuvra pour que la méthode daguerrienne soit achetée par l’État et « donnée au monde ».
[3] ARAGO François, « Rapport sur le daguerréotype », dans FRIZOT Michel, Du bon usage de la photographie, Paris , Centre National de la photographie, 1887, p. 12.
[4] Ibid. p. 13.
[5] MONDENARD Anne de, La mission héliographique : cinq photographes parcourent la France en 1851, Paris, Ed. du Patrimoine, 2001.
[6] BAUDELAIRE Charles, « Curiosités esthétiques », dans Œuvres complètes de Charles Baudelaire, Paris, Gallimard, 1951, p. 763.
[7] MÂLE Émile, « L’Enseignement de l’histoire de l’art dans l’université », dans la Revue universitaire, 1894, T. I, p. 19.
[8] Les principales maisons d’éditions photographiques de l’époque étaient : Braun, Giraudon, Mieusement, Neurdein, Léon & Levy, Beato, Bonfils, Geiser, Laurent, Alinari, Anderson, Brogi, Sommer.
[9] LENAIN Thierry, Éric Rondepierre. Un art de la décomposition, Bruxelles, La Lettre volée, 1999.
[10] MARCHAND Yves & MEFFRE Romain, Détroit, vestige d’un rêve américain, Göttingen, Steidl, 2010.
[11] MARGAINE Sylvain, Forbiden places : explorations insolites d’un patrimoine oublié, Vol. I, Versailles, éd. Jonglez, 2009. ; MARGAINE S., op. cit., Vol. II, Versailles, ed. Jonglez, 2013. ; MARGAINE S., op.cit., Versailles, éd. Jonglez, 2015.