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Les contours de la ruine | 2015

Abstract

« Émerveillé par la nature sauvage reprenant ses droits sur les architectures en ruines, j’ai dans cette œuvre porté mon regard sur ce phénomène. Ainsi, j’ai essayé de reproduire cette unité où nature et civilisation créent cette douce harmonie capable de susciter quelques réflexions ontologiques »

Analyse 

Décidé à ne pas limiter ma pratique artistique à la photographie, dans le cadre de ces recherches plastiques, Les contours de la ruine, est une sculpture. Cette œuvre présente deux pieds de lierre ayant pris racines dans le fût d’une colonne antique de couleur noire réalisée en polystyrène expansé. Gisant sur le sol et entourée de ses débris, la colonne, ici symbole de la ruine, semble faire corps avec cette végétation. Comme l’explicite son titre, le sujet de cette œuvre n’est pas la ruine elle-même, mais ses contours, à savoir cette végétation qui l’enveloppe et lui offre cette dimension tragique, mélancolique. Cette esthétique du sublime où la nature vient spontanément reprendre ses droits sur les constructions humaines inspira d’ailleurs à Jean Starobinsky ces justes propos : « Un équilibre s’établit où les puissances antagonistes de la nature et de la culture se réconcilient derrière notre passage, au moment où se défont les traces de l’effort humain »1. À ces quelques mots pourraient-être aussi rajouter ceux de Georg Simmel : « La nature a fait de l’œuvre d’art la matière de sa création à elle, de même qu’auparavant l’art s’était servi de la nature comme matière de sa création à lui [...] c’est ainsi que la ruine dégage cette impression de paix [...] Elle est la demeure de la vie où la vie s’est retirée»2. Cette œuvre qui met en scène cette esthétique d’un être « hybride » ayant réussi à trouver une juste harmonie entre l’art et la nature, semble bien illustrer cette idée du temps qui passe évoquée par les ruines. Pourtant, pour reprendre les mots de Georg Simmel, aucune « vie ne s’est retirée » de cette ruine puisqu’elle est un simulacre ; simulacre d’ailleurs visible grâce à sa couleur noire carbone, et poussé à son paroxysme grâce à sa matière, le polystyrène, qui le rapproche inévitablement des décors de théâtre. Les contours de la ruine crée ainsi un paradoxe. En effet, comment une ruine factice venant d’être conçue pourrait-elle évoquer cette idée du temps qui passe ? Comment cet objet sans passé pourrait-il en suggérer un ?

 

    Sabine Forero-Mendoza, dans son ouvrage Le temps des ruines : l'éveil de la conscience historique à la Renaissance3 qui retrace aux travers d’exemples explicites le sens qu’écrivains et artistes de l’époque accordèrent aux ruines, explique qu’il existe deux principales façons de les apprécier. L’une met en avant leur valeur archéologique et historique, l’autre leur valeur esthétique. La ruine vue sous un angle archéologique est ainsi considérée comme le fragment d’un tout et la pièce essentielle permettant l’accès à un savoir, à une histoire. Reliquat d’une œuvre disparue, cette ruine offre à l’historien et l’archéologue une chance de pouvoir reconstituer des pans du passé. Elle n’est ainsi estimée que pour les informations qu’elle représente et son incomplétude est vue comme un inconvénient. À contrario, dans une perspective esthétique le regard est porté sur l’aspect de l’objet, aucune connaissance n’est recherchée à travers lui. L’apparence de l’objet est ainsi appréciée en tant que telle. La ruine, cette entité détériorée, présence à la fois fragile et éphémère, émeut et incite à une méditation sur la vie et la mort de toutes choses. Ici, la ruine, médiatrice d’une réflexion sur l’inconstance des choses humaines et l’incapacité de l’homme à résister face à la fuite du temps, est en somme une vanité. 

 

    Cela étant, comme l’explique Sabine Forero-Mendoza pour parvenir à accéder à cette « relation esthétique » il faut atteindre un certain détachement ou « neutralisation de l’objet »4. Ce phénomène de distanciation est favorisé par l’éloignement temporel, seulement, qu’en est-il lorsque ce-dernier est inexistant ? Intervient alors la ruine faisant l’objet d’une représentation, puisque « par définition, [la ruine représentée] porte absence autant que présence »5. Ainsi, comme le montrent les amateurs de fausses ruines dans les jardins au XVIIIe siècle ou encore Diderot qui découvrit la poétique des ruines devant les toiles d’Hubert Robert, il serait presque plus facile de percevoir et d’apprécier l’esthétique des ruines devant une ruine factice que devant une ruine réelle. De fait, Les contours de la ruine ne mettrait-elle pas en scène une esthétique surnaturaliste, dans laquelle l’art dépasse toujours la nature ?  En outre, en opposition aux ruines réelles6 considérées comme ayant une valeur archéologique et permettant l’accès à un passé réel, cette œuvre souligne l’importance des ruines factices dans leur capacité à suggérer un passé irréel, imaginaire. 

 

    L'esthétique développée dans Les contours de la ruine, ne va pas sans rappeler l’univers roviniste d’un couple d'artistes célèbres, Anne et Patrick Poirier. La  couleur noire charbon de la colonne ainsi que sa position affalée sur le sol, remémore inévitablement leurs fameuses colonnes de marbre noir qui reposent au bord de l’autoroute entre Clermont-Ferrand et Saint-Étienne. Cette noirceur couplée à la référence à l'antique se retrouve aussi dans leur œuvre inaugurale, Domus aurea7. Dans cette œuvre pivot, Anne et Patrick Poirier mettent en place une « archéologie fiction »8 développant un univers poétique empreint d’onirisme. Ici, on est loin d’une reconstitution archéologique scientifique. Profondément touché par cette œuvre, c’est notamment cet intérêt pour la création d’une ruine imaginaire et fictive à partir d’une ruine réelle qui motiva la réalisation d'une autre de mes œuvres, La réappropriation d'un blockhaus.

 

[1] STAROBINSKY Jean, L’invention de la liberté 1700-1789, Genève, Skira, 1987, p. 180. 

[2] SIMMEL Georg, Mélange de philosophie relativiste. Contribution à la culture philosophique, trad. A. Guillain, 1912, chap. VII, Réflexions suggérées par l’aspect des ruines, p. 117-125. 

[3] FORERO-MENDOZA Sabine, Le temps des ruines : l'éveil de la conscience historique à la Renaissance, Seyssel, Pays-paysages, 2002. 

[4]  Ibid., p. 12

[5] Ibid.

[6] Sur ce point les avis divergent, à titre d’exemple Georg Simmel (Georg Simmel, Op. cit, 1912, p. 119.) pense que « seule une logique bornée pourrait croire qu’une imitation précise pourrait les égaler [les vraies ruines] en valeur esthétique », Baudelaire à contrario estimait que l’art est forcément au dessus de la nature.  Ainsi, en parlant de la méthode picturale d’Eugène Delacroix il déclarait : « en fait, je suis surnaturaliste, je crois que l’artiste ne peut trouver dans la nature tous ses types, mais que les plus remarquables lui sont révélés dans son âme, comme la symbolique innées d’idées innées [...]. » BAUDELAIRE Charles, « Salon de 1846 » in Critique d’art suivi de critique musicale [1868], Paris, Gallimard, 1992, p. 92. 

[7] Édifiée à partir de morceaux de fusain, cette œuvre représente l'immense palais construit par Néron au Ier  siècle après J.-C. 

POIRIER Anne & Patrick, Domus aurea. Fascination des ruines [exposition au CAPC, Bordeaux], Bordeaux, Musée d’art contemporain, 1977.  

L’œuvre fut notamment présentée au CAPC Musée d’Art Contemporain de Bordeaux en 1977 et au centre Pompidou en 1978.

[8] POIRIER Anne & Patrick, Domus aurea. Archéologie-fiction, Paris, Presses de la connaissance, 1977. 

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